07 mai 2009

Le libéralisme appliqué aux bistros

Encore une passionnante discussion de bistro, hier soir, avec quatre « professionnels de la profession », des aspirants patrons de bistro : des serveurs de bistro – 35 à 40 ans – qui ont assez roulé leur bosse pour envisager de « prendre une affaire ». Ils fustigent le système français sans se rendre compte qu’ils défendent corps et âme un système qui s’apprête à les entuber.

Je vais y revenir mais pour l’anecdote, le début de conversation avait été rigolo, un peu dans le même style. Je m’étais retrouvé dans un rade bien plus tard que d’habitude car j’avais rendez-vous avec un puissant chef d’entreprise pour discuter web, blog et trees… N’ayant pas eu l’occasion de le faire avant, j’ai commencé à dépiauter mes mails sur l’iPhone en finissant mon demi quand mon petit camarade est parti. Progressivement, je me suis retrouvé imbriqué dans la conversation entre les loufiats parisiens qui avaient fini leur journée à Paname et se retrouvaient à Bicêtre, par hasard, après leur journée. Je les connaissais tous pour avoir discuté une fois ou deux le soir avec eux. Leur conversation tournait autour des gens qui n’ont pas de couilles pour refaire mai 68.

Je me suis immédiatement foutu de leurs gueules : ce sont les premiers à gueuler contre les grévistes, les manifestants, … Sauf quand les manifs passent devant leurs rades… Mes camarades sont tous nés après 68. Pas moi (mais pas beaucoup avant, non plus !). J’ai essayé de leur faire comprendre que les circonstances ne sont pas les mêmes : en 68, on était dans une longue période de prospérité, c’était facile et légitime d’avoir des revendications. Maintenant, on est en pleine crise (depuis plus de 30 ans) ; un salarié peut difficilement agresser son patron s’il veut continuer à assurer les charges de sa famille. C’est en tentant de les convaincre que la crise (pas celle ponctuelle que nous connaissons actuellement, celle qui nous fait osciller entre 8 et 12% de chômage depuis 30 ans) avait un avantage pour les patrons (maintenir la pression) que la discussion a dégénéré vers leur propre système : les bistros (donc probablement tous les commerces mais j’achète plus souvent un demi qu’une paire de pompes).

Quand un loufiat expérimenté veut se mettre à son compte pour tenter de faire fortune, il n’a qu’une solution : prendre une affaire. Soit il en achète une petite à 2 ou 300 000 euros qu’il se débrouille pour financer avec ses banques, soit il se tourne vers une plus grosse, 4, 5, … 800 000 euros.

Seulement, personne n’a une telle fortune et aucune banque n’acceptera de financer un bistro avec un patron peu expérimenté. Notre apprenti taulier n’a alors pas d’autre choix que de se tourner vers un investisseur qui achètera une affaire pour lui ou lui en confiera une qu’il possède déjà.

Notre apprenti taulier verse une caution 50 ou 60 000 euros, peut-être, et se retrouve « gérant libre », une espèce de graal dans la profession. Là, passé gérant, il déboursera encore une petite fortune pour agencer un peu son bar et pour payer « la came » qu’il aura à vendre.

Il commence alors à travailler avec un contrat de base assez simple : il doit payer tant pour le loyer du bar (les murs) et tant pour la gérance chaque mois et a une mission ; augmenter le chiffre d’affaire pour augmenter le prix du « fond de commerce ».

Alors, il travaille, travaille, travaille. En fin de mois (pour résumer…), il se retrouve avec cinq chèques à faire (pour résumer…) : le loyer des murs, la location de la gérance, la TVA, les fournisseurs et l’URSAFF. Voire le remboursement du prêt à la banque pour le pognon qu’il a avancé.

Souvent, d’ailleurs, le propriétaire est un de ces fournisseurs ! Tiens, tiens…

Au bout d’un an, son chiffre d’affaire aura augmenté. Soit le propriétaire renouvelle la gérance, soit il le vire s’il n’est pas content (soit le gérant arrête s’il a compris). Dans ce dernier cas, il récupérera la mise de fonds initiale, qui, globalement, lui servira à payer les charges qui restent.

S’il reste, le chiffre d’affaire aura monté, les valeurs de l’affaire et des murs donc auront augmenté en conséquence et les loyers correspondants auront augmenté. Il n’aura pas d’autre choix que de travailler, encore et toujours plus, pour payer cette augmentation et augmenter le chiffre d’affaire qu’il se sera promis d’augmenter.

Et toujours, toujours, toujours, il aura bossé pour augmenter le prix d’une affaire qui ne lui appartient pas avec le bâton (se faire virer à la fin de l’année) et la carotte : que le propriétaire lui laisse gagner des sous, voire prendre une participation dans la boutique…

Ca arrive bien sûr ! Mais au bout de combien de temps ? Et quel pourcentage ?

Un jour, quand vous serez dans un bistro à une heure creuse, que le personnel aura le temps de souffler un peu et de discuter avec les clients, interrogez ces loufiats de plus de 40 ans. Tous (ou presque) auront été gérants quelques années. Ils vous raconteront : « Ah ! J’ai tenu une affaire ». Et il poursuivront : « Mais j’ai été obligé d’arrêter, les charges étaient trop importantes ».

Ils penseront, bien sûr, à la TVA, aux « charges » sociales, … Ils évoqueront avec nostalgie ce propriétaire qui leur a fait confiance et verseront presque une larme en disant qu’ils n’ont pas respecté leur contrat, qu’ils n’ont pas augmenté suffisamment le chiffre d’affaire. Qu’ils ont trahi le patron, à cause de l’état qui leur taxe du pognon, du pognon, du pognon.

Jamais ils ne réfléchiront au fait que ce propriétaire, lui, a gagné du pognon, un maximum de pognon : une location de la gérance et une augmentation de la valorisation du fond. Jamais, ils ne penseront que le propriétaire « n’a pas eu la gentillesse » de lui faire confiance mais a gagné du pognon en confiant les risques de gestion et le travail au quotidien à un gugusse sympathique…

Bien sûr, certains auront réussi. C’est un peu comme le loto : il faut des gagnants pour pérenniser le système et inciter les couillons à se lancer.

Les libéraux m’objecteront peut-être que c’est normal, que ce sont les meilleurs qui s’en sortent, patati patata…

Oui, et alors ?

Moi, ça m’amuse beaucoup que les principaux défenseurs du système libéral (vous en connaissez beaucoup de « gérants libres » de grosses affaires et de loufiat Parisiens qui votent à gauche ?) sont les principaux entubés dans cette histoire !

Et qu’après, quand ils ont échoué, quand ils discutent en fin de soirée, au bistro, ils pourfendent les charges sociales et se demandent comment faire fortune, comment ils pourront avoir l’occasion d’avoir un nouveau propriétaire qui leur confiera une affaire, une bonne cette fois !

Ou alors, ils admireront leur patron qui a réussi lui, ou le gérant du bistro où il bosse qui bosse comme un fou.

Demandez aux vieux loufiats autour de vous : « Tiens ! T’as jamais eu envie d’avoir ta propre affaire ? ».

27 commentaires:

  1. A chaque époque sa révolution!
    On devrait créer d'autres façons de résister..
    ça commence par tous les trucs, système D, gratuits, S.E.L., etc...

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  2. Si les banques finançaient l'activité de manière un peu plus souple (quoi ? Prendre des risques dans l'économie réelle ?), ça permettrait que les rentiers soient un peu moins sûrs de multiplier leur rente.
    C'est donc bien un système, alors !
    :-))

    [C'est vachement vrai, un libéral ne parle de "charges" que pour ce qui concerne l'État et ignore les "charges privées" qui sont pourtant bien plus handicapantes !].

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  3. Christie,

    Oui... Mais ça n'empêchera pas les plus riches d'amasser le pognon... Cercle vicieux ?

    Poireau,

    En l'occurrence, ce n'est pas le problème des banques ! Si elles accordaient plus de crédit, ce sont les prix des fonds de commerces qui augmenteraient ! Cercle vicieux... Toujours le même problème des revenus du travail comparé à ceux du capital. Une solution et une seule : redistribuer plus pour limiter la concentration du capital (c'est ce qui s'est passé avec les bistros, ceux qui ont réussi ont tellement pognon qu'ils achètent les autres, puis créent une société holding...).

    Pour les charges, oui ! Mais ils oublient aussi qu'ils pourraient utiliser le mot "cotisation"... et que la charge est bien légitime.

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  4. Et dire qu'on trouve des imbéciles pour dire que PMA ne fait pas de billets de fond.

    C'est peut-être le billet le plus limpide sur l'entourloupe libérale que j'aie jamais lu.

    Merci

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  5. la volonté de s'enrichir, ça peut avoir du bon à condition peut-être de respecter les plus faibles..
    Ce n'est pas l'enrichissement qui me désole c'est toute la mentalité qui va avec, enfin le plus souvent...

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  6. Florent,

    Merci ! Mais à la décharge des critiques : ça fait un bout de temps que je n'avais pas fait un billet comme ça (depuis mon changement de boulot, je retrouve progressivement mes marques).

    Christie,

    Je n'ai rien contre la volonté de s'enrichir. Le problème c'est que ça devient une spirale infernale avec entassement des richesses. Puisque seul le capital produit de la richesse, de nos jours, seul le riche peut s'enrichir et s'en sortir. Le pauvre est condamné à ramer. C'est pour ça que la lutte contre les inégalités est importante (mais il ne s'agit pas de mettre tout le monde au même niveau).

    Personne n'est blâmable dans l'histoire (sauf, comme tu le dis ce qui ont la mentalité qui va avec) : c'est le système qui est comme ça.

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  7. Florent,

    Remerci ! Je n'avais lu qu'en "diagonale" ton commentaire (jamais pas "tilté" sur le "que j'aie jamais lu").

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  8. D'accord avec Florent, c'est une démonstration très convaincante des mirages du libéralisme.

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  9. j'aime bien les décalages entre l'iphone et les loufiats...

    quelquefois, à modérer après l'investissement humain, de nombreux gérants n'étaient pas formés et/ou n'ont pas respecté les règles de gestion...financière, humaine, stocks,... je suis chez moi je fais ce que je veux

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  10. Excellent billet!
    L'exemple est soigneusement choisi et l'explication très claire.

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  11. Excellent ! D'acc' avec Florent aussi.
    J'aime le terme "rade", mais je n'ai jamais réussi à savoir d'où ça venait ? Et on l'entend peu.

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  12. Olympe,

    Ah.

    Ferocias, Emmanuel,

    Merci.

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  13. Le Coucou,

    Arrête de commenter chez moi au même moment que je commente chez toi. Et désolé, j'ai oublié de te répondre.

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  14. Belle démo ! Petit bémol néanmoins, où trainerions nous nos guêtres si aucun de ces loufiats ne tentaient l'aventure ?

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  15. Clair, net et sans bavures: le libéralisme expliqué pour les nuls.

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  16. @ Emmanuel:
    du nordique reida (« armement, équipement des vaisseaux ») puis par métonymie, lieu où l’on charge et décharge les vaisseaux,
    Ca vient de Rade, au sens d'abri (maritime)

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  17. Hermès,

    Merci.

    Ferocias,

    Quelle culture bistrotesque !

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  18. Bon article, mais juste un bémol: le système des rades est tout sauf libéral. Les propriétaires ont une rente de situation qui leur vient de l'Etat, pas par leur richesse. Car pourquoi les loufiats sont-ils obligés de passer par ce système? Parce qu'ils n'ont pas le droit d'ouvrir leur propre rade, à cause du système des licences (que ce soit la licence IV mlais aussi les activités annexes: le loto ou le PMU ou le tabac) qui bloque tout et met effectivement les propriétaires en position de "monopole". Mais leur reprocher cette situation (même s'ils feront tout pour la conserver, je le reconnais volontiers, et que je suis d'accord, c'est loin d'être des anges) sans évoquer l'origine du problème (la "régulation" de l'Etat), c'est quand même oublier un (gros) élément dans l'analyse...

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  19. Ylyad,

    Oui et non (et en plus le loto et le PMU ne sont pas des régulations de l'état, mais d'entreprises qui choisissent leurs commerces).

    Non parce que le nombre de licences diminuent : tous les bistros qui ferment ne trouvent pas d'acquéreur, y compris en ville.

    Il s'agit de trouver des lieux dans des coins fréquentés et les prix des loyers sont rédhibitoires dans toutes les zones d'activités. Quelque soit le domaine, il est difficile de créer une activé. En outre, la création d'une activité suppose un investissement très important.

    Un boulanger patissier, qui bossait à côté de chez moi, a créé une "activité" (loin de chez moi, dans une "ville nouvelle" où l'acquisition des murs est favorisée par la politique de développement). 900000 euros d'investissement. J'imagine le prix d'acquisition d'une boulangerie qui a déjà des clients et tout le matériel !

    Non aussi parce que dans l'achat d'un fond de commerce, il y a aussi cet "achat de clientèle", cette reprise du personnel qui faisait l'activité du bistro...

    Non aussi parce qu'il est impossible de monter un bistro rentable sans avoir une deuxième activité (régulée - loto, PMU, tabac - ou moins : restauration, presse, souvenir, ...) ce qui nécessite du personnel donc un fort "investissement" de base.

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  20. Le propriétaire a lui aussi investi sans être sûr qu'il louerait, que le locataire paierait sans incident...et en payant lui aussi des intérêts : ceux d'un crédit-bail. Et puis rien n'empêche un commerçant d'acheter son fonds de commerce...et les murs.

    Mais comme tu le dis, il faut commencer petit avant de pouvoir grossir. Et pas besoin d'avoir fait une grande école pour y parvenir. Un bon copain patissier, parti de son CAP et rien d'autre, vient d'acquérir sa troisième patisserie, ce qui fait une cinquantaine de salariés dans sa PME en croissance.

    Tu vois, moi aussi je peux tirer des généralités de cas particuliers avec des exemples de ce type. Le commerçant qui se plaint (comme tous les Français) a tout de même trouvé une forme de satisfaction dans cette indépendance relative, et dans la constitution d'un patrimoine pour ses vieux jours.

    D'ailleurs, mon copain cherche des jeunes patissiers qu'il a du mal à trouver malgré des rémunérations attractives. Je recommande aux étudiants qui constatent que leur fac régulièrement en grève ne les mènera probablement à rien; de se reconvertir vite fait. Un CAP patisserie vaut de l'or !

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  21. Aurélien,

    Le seul reproche que je fais au proprio est d'entuber un type.

    Tu dis que rien n'empêche un type d'acheter le fond et les murs. Tu connais le prix d'un fond et des murs ? Et une banque qui prêterait un tel montant à un type qui n'a pas fait ses preuves ?

    Le propriétaire ne prend aucun risque : le gugusse prend une commission et les baux sont tellement courts qu'il n'a que peu de risque de voir se déprécier le commerce.

    Pour ton copain patissier, oui. D'ailleurs je viens de parler (dans mon commentaire précédent) d'un de mes copains patissiers.

    Je ne tire pas un cas particulier d'une discussion, je généralise ce qui se passe dans le milieu des bistros des grandes villes en illustrant par une discussion.

    Evidemment que les bons "gérants" s'en sortent et arrivent à acheter leur(s) affaire(s) mais je critique le système qui fait espérer à des types qu'ils réussiront alors qu'ils ont à peu près une chance sur 10 de le faire.

    Le système est ainsi fait que les mecs se crèvent le cul avant de devoir jeter l'éponge.

    Ce n'est pas un cas particulier ! Relis la dernière phrase de mon billet.

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  22. Nicolas,

    Je ne pense pas avoir dit que tu avais tort. Mais tu ne peux pas mettre de côté l'Etat qui est un acteur incontournable dans marché. Oui, acteur, pas seulement contrôleur, qui tord le marché en favorisant les gens installés... Et entraîne un coût d'entrée encore plus élevé, donc une concentration en termes de propriétaires mais aussi d'endroits rentables et de nécessité d'activités annexes, elles aussi soumises à licence donc avec un coût d'entrée.

    Et ton argument, c'est dire qu'il est impossible à un loufiat de monter un café sur les Champs-Elysées sans apport et sans investissement, et que s'il souhaite le faire, il faut qu'il aille voir le propriétaire d'une affaire existante qui lui fera payer. Comme dit Aurélien, rien n'interdit au loufiat de commencer petit et de grossir. Une partie du problème à mon avis (et j'ai moi aussi eu un exemple proche) que les loufiats qui veulent devenir patrons ont pour objectif de prendre leur retraite en 5 ans... Si c'était aussi simple, ça se saurait.

    PS: par contre, considérer le PMU et la Française des Jeux comme des entreprises privées, il y a des limites quand même :)

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  23. A propos du pmu et du loto, ils ne choisissent pas leurs revendeurs pour les intérêts de l'état mais des intérêts commerciaux.

    Pour le reste oui, ils pourraient commencer petit et ne pas espérer la retraite rapide. Mais ils se trouvent embringués dans ce système.

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  24. Quand l'actionnaire principal de la Française des Jeux est l'Etat (à 72%!), que le PMU est sous la tutelle du Ministère de l'Agriculture, les deux dans un secteur (les jeux d'argent) entièrement contrôlé par l'Etat puisque tout ce qui n'est pas autorisé est interdit et passible de prison, leurs intérêts sont d'abord et avant tout ceux de l'Etat.

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